Le mécanisme de capacité, moins ésotérique qu’il n’y parait

15 Mars 2016 Energie

En novembre 2015, la Commission européenne a ouvert une enquête approfondie sur le mécanisme français de capacité.[1] Le sujet peut sembler extrêmement technique, réservé à un public d’initiés et d’aficionados des arcanes des marchés électriques. Il n’en est rien. Les questions soulevées par l’instauration d’un mécanisme de capacité sont simples et universelles : il s’agit de la pertinence de l’intervention des pouvoirs publics pour corriger une apparente défaillance de marché, et de la solidarité entre pays au sein de l’Union européenne. Ce billet explore ces deux points.

1. Mécanisme de capacité, quèsaco ?

Plusieurs Etats membres de l’Union européenne ont mis en place, ou sont sur le point de mettre en place, des marchés de capacité dans l’industrie électrique. De quoi s’agit-il ?[2] L’organisation actuelle du marché de l’électricité est dite « energy only », ce qui signifie que les centrales de production d’électricité sont exclusivement rémunérées sur la base des mégawattheures qu’elles produisent. Sauf si, au moment de produire, les prix de gros sont très élevés, une entreprise qui produit peu génère peu de revenus, ce qui signifie souvent faillite. A première vue, rien à redire à cela. Pourquoi faudrait-il maintenir des unités de production à flot si elles produisent peu ou pas ? Pourtant, c’est ce que cherchent à faire les pouvoirs publics en créant un système pour rémunérer les mégawatts de capacité installée, même quand ils ne produisent pas … mais sont susceptibles de le faire.

2. Le marché de l’électricité est-il défaillant ?

Marchés imparfaits

Les marchés sont un moyen très efficace pour coordonner les actions et décisions de milliers d’individus et d’entreprises, mais ils ne sont pas parfaits. La théorie économique et le bon sens suggèrent que la puissance publique doit intervenir pour en corriger les imperfections.

Par exemple, une catégorie importante d’imperfections du marché est due à des anomalies dans l’offre ou la demande. Ainsi, la présence de fortes économies d’échelle conduit à l’émergence d’entreprises de grande taille susceptibles d’abuser de leur position dominante ou de passer des accords anticoncurrentiels. Face à ces vendeurs, les consommateurs peuvent être insuffisamment informés et/ou peu réactifs. Les citoyens et les entreprises de plus petite taille attendent de la puissance publique qu’elle contrôle les entreprises qui pourraient abuser de leur pouvoir de marché et de la faiblesse des acheteurs. L’histoire est riche d’exemples de comportements abusifs conduisant à des sanctions structurelles[3] ou pécuniaires.[4]

Deux imperfections sont habituellement évoquées pour justifier la nécessité de rémunérer les mégawatts de capacité installés en sus des mégawattheures produits: premièrement, le marché de gros de l’énergie à lui seul ne garantit pas le respect du critère de fiabilité instauré par les pouvoirs publics ; deuxièmement, le marché de l’électricité « energy only » génère des pointes de prix considérées comme suspectes.

Le critère de fiabilité

Dès 1949, les travaux de Marcel Boiteux montraient que les systèmes électriques (il n’y avait pas de marché à l’époque) sont caractérisés par l’alternance de périodes hors-pointe durant lesquelles, la demande étant inférieure à la capacité installée, le coût de produire un mégawattheure est essentiellement le coût du combustible, et de périodes de pointe où, avec une demande égale à la capacité installée, le coût de produire un mégawattheure inclut non seulement le coût du combustible, mais aussi le coût de construction d’un moyen de production. A l’équilibre de long-terme, la capacité installée s’ajuste jusqu'à ce que les profits réalisés en pointe couvrent exactement le coût marginal de la capacité.

Pour mettre en œuvre ce mécanisme dans un marché, il faut que, durant les heures de pointe, le prix de l’électricité augmente et la demande diminue pour s’ajuster à la capacité installée. Jusqu’à la toute fin du 20e siècle, il n’existait pas de marché spot de l’électricité, donc pas de signal prix en temps réel[5]. La demande était très peu sensible aux variations du coût de production réel de l’électricité. Les ingénieurs qui ont conçu les systèmes électriques ont alors adopté une autre approche, moins efficace économiquement, mais pragmatique : ils ont dimensionné le parc de production pour répondre à la demande maximale en application d’un critère de défaillance. Par exemple en France, les pouvoirs publics ont fixé la durée de défaillance moyenne à 3 heures par an[6]: pas de défaillance lorsque l’hiver est doux, une petite dizaine d’heures lors d’un hiver exceptionnellement rigoureux.

La première imperfection du marché mentionnée pour justifier un mécanisme de capacité est que la capacité installée par les producteurs ne suffit pas à garantir le respect de ce critère de défaillance. C’est absolument exact, pour plusieurs raisons: les investisseurs ne veulent pas prendre trop de risques, ils se coordonnent mal, ils anticipent mal l’évolution de la demande, et les équipements ne sont pas fractionnables. Dans la quasi-totalité des industries fortement capitalistiques, la capacité installée n’est pas optimale. Il est donc peu probable que, dans l’industrie électrique, la capacité installée spontanément corresponde à la capacité optimale, et encore moins à celle garantissant le respect de ce critère de défaillance.

Cet argument suffit-il à justifier une intervention réglementaire, en l’occurrence la mise en œuvre d’un mécanisme d’encadrement du marché  de l’électricité? La réponse aujourd’hui n’est plus aussi affirmative qu’elle l’était dans les années 1980s : des marchés spots existent, et les technologies de l’information et de la communication permettent une plus grande réactivité de la demande aux variations de ce prix spot. Face à des prix de gros très élevés, il est probable que certains (gros) utilisateurs réduiront leur consommation durant les heures de pointe, ce qui ajustera naturellement la demande à l’offre.

Très probable mais pas certain. Que se passerait-il si l’équilibre de marché conduisait à dix heures de défaillance en moyenne par an, plus de trois fois le critère de défaillance actuel? Durant les hivers particulièrement rigoureux, ou des périodes de forte indisponibilité du parc de production, l’opérateur du système, Rte, procèderait à des délestages tournants : quelques dizaines de milliers de consommateurs seraient privés d’électricité pendant deux heures quelques jours par an. Rien de catastrophique pour l’économiste, mais inadmissible pour les politiques, qui considèrent que la fiabilité du système électrique est de leur responsabilité. A titre d’exemple, le 4 novembre 2015, la Grande Bretagne a évité de peu les délestages tournants. Le premier ministre David Cameron, que l’on peut difficilement accuser d’interventionniste, a aussitôt convoqué une réunion ministérielle, promettant de « tout faire pour garder les lumières allumées ».

Le mécanisme de capacité arrivant à un moment où la demande devient flexible, on ne peut pas dire qu’il réponde à une imperfection du marché. Il répond surtout au besoin politique de garantir le critère de défaillance de 3 heures par an en moyenne.

La question est donc : est-il de la responsabilité des pouvoirs publics de maintenir ce critère ? La France, la Grande Bretagne, les états du Nord Est des Etats Unis, répondent par l’affirmative, d’autres, par exemple le Texas et la Nouvelle-Zélande, répondent par la négative. Il ne s’agit donc pas d’un débat technique, réservé aux experts du système électrique.  Il s’agit au contraire d’une question simple, celle de la responsabilité des pouvoirs publics dans l’organisation des marchés, en particulier dans le respect du critère administratif de défaillance.

Les pointes de prix

La deuxième imperfection citée en justification des mécanismes de capacité est que le marché « energy only » produit des prix de l’ordre de plusieurs milliers d’euros par mégawattheure quelques heures par an.[7] Ici encore, tant qu’il est possible de s’assurer que ces pointes de prix ne résultent pas de l’exercice de pouvoir de marché des producteurs, l’économiste ne voit rien à redire. Cependant, le résultat du marché libre crée un problème politique. Ces prix élevés, précisément aux moments où l’électricité est la plus nécessaire, sont ressentis comme une injustice, en particulier ils font peser un risque sur les ménages les plus pauvres. Ceux-ci ne risquent-ils pas de devoir réduire leur chauffage électrique les soirs de grands froids pour ne pas trop amputer leur budget ?

L’économiste préfère protéger les familles les plus démunies par des contrats de fourniture adaptés, ou encore mieux, un chèque énergie, plutôt que par un marché de capacité. Pour protéger les clients résidentiels des pointes de prix, les pouvoirs publics pourraient demander aux fournisseurs de leur proposer au moins un contrat à prix fixe. Toutefois, il vaudrait mieux que les prix de détail reflètent au moins partiellement les variations du prix de gros et que les ménages en situation de précarité reçoivent des aides financières forfaitaires.

L’exemple du transport de personnes

L’industrie du transport de personnes illustre bien le problème de capacité et d’intervention publique. Historiquement, les taxis avaient besoin de stationner à des points précis pour prendre en charge leurs clients. Les pouvoirs publics ont donc réglementé la capacité, c’est-à-dire le nombre de véhicules disponibles, en limitant les droits de stationnement accordés.  La capacité étant limitée administrativement, les pouvoirs publics ont naturellement réglementé le prix que les taxis peuvent facturer.

Les technologies de l’information rendent obsolète cette structure industrielle. Désormais, grâce aux applications sur téléphone mobile, les chauffeurs et les passagers peuvent se rencontrer n’importe où. Il n’est plus nécessaire de réglementer le nombre de véhicules. Celui-ci va s’équilibrer naturellement à la capacité suffisante pour satisfaire le marché. En termes économiques, le nombre de véhicule à l’équilibre de long-terme est tel que le véhicule marginal couvre exactement ses coûts.

Mieux, la plateforme Uber a mis en œuvre le système de tarification heure de pointe. Lorsque la demande excède l’offre, le prix « normal » est multiplié par 2 ou 3. Ce système a exactement les effets anticipés par Marcel Boiteux pour l’électricité : les clients réduisent leur demande, i.e. attendent quelques minutes avant de commander leur course, et les chauffeurs se dirigent vers les lieux où l’offre est insuffisante. Les chauffeurs interrogés par les auteurs de ce blog confirment que l’essentiel de leurs profits, une fois couverts les frais liés à la voiture et au carburant, provient de ces heures de pointe.

3. Quelle solidarité électrique européenne ?

Si les avis divergent sur le bilan de la politique énergétique de l’Union Européenne, la construction du marché unique de l’électricité en Europe est un succès. En effet, aujourd’hui, la grande majorité des moyens de production sur le continent participent à un marché unique. Lorsque le réseau de transport entre Etats n’est pas congestionné, une centrale unique fixe le prix pour des centaines de millions de consommateurs. Lorsque le réseau est congestionné, le mécanisme de couplage des marchés mis en œuvre progressivement depuis une dizaine d’années garantit que la congestion est gérée de façon efficace.

Dès lors, la mise en œuvre de mécanismes de capacité nationaux fait peser un risque potentiel à cette construction. Assurer un critère de défaillance national nécessite de garder les mégawattheures sur le territoire national en situation de crise, c’est à dire de fermer les frontières. En pratique, si la France était proche de la défaillance, Rte devrait limiter les exportations afin d’éviter des délestages en France, quitte à causer des délestages en Belgique.

Là encore, la question posée n’est pas technique, mais politique : que signifie la solidarité européenne ?  Sommes-nous prêts, au nom de notre identité européenne commune, à partager un épisode de défaillance ? Les crises récentes (euro, réfugiés) ont montré les limites de la solidarité européenne.

* * *

Au fait, pourquoi la Commission européenne a-t-elle ouvert une enquête sur le mécanisme français de capacité comme nous l’évoquions au début de ce billet? Parce que toute intervention des autorités d’un Etat membre visant à modifier les équilibres naturels du marché est suspecte. « La Commission craint que ces projets visant à rémunérer la capacité de production d'électricité puissent … favoriser certaines entreprises par rapport à leurs concurrents et empêcher l'arrivée de nouveaux acteurs sur le marché. » Les autorités françaises doivent donc prouver qu’elles cherchent simplement à protéger les consommateurs contre les risques de coupure d'électricité, sans biais de concurrence.

 

[2] Le lecteurs fidèles de ce blog se souviendront que nous avons décrit le mécanisme de capacité en mai 2015 ; voir http://debate.tse-fr.eu/column/chacun-selon-ses-capacites?language=fr

[3] En 1914, la Standard Oil fut démantelée en trente-quatre entreprises indépendantes ; https://fr.wikipedia.org/wiki/Standard_Oil

[4] En mai 2009, la Commission européenne infligea une amende de 1,06 milliards d’euros à Intel ; http://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2014-06/cp140082fr.pdf

[5] Le déploiement de tarifs Effacement des Jours de Pointe par EDF permet de donner un signal de rareté dans le cadre d’un tarif réglementé.  Malheureusement, cette innovation a été peu adoptée hors de France.

[6] Le risque de défaillance, possibilité théorique pour un consommateur d'être délesté en raison d'une insuffisance de puissance, est déterminé par arrêté ministériel. On ne parle pas ici des défaillances du réseau de transmission ; sur ce sujet, voir http://www.cre.fr/documents/publications/rapports-thematiques/rapport-sur-la-qualite-de-l-electricite-2010/consulter-le-rapport

[7] Sur EpexSpot, le 8 février 2012, en période de grand froid, le prix du mégawattheure pour livraison le lendemain entre 10 et 11 heures est monté à 1 938 euros, au lieu de 100 à 200 euros en temps normal ; http://www.cre.fr/documents/deliberations/communication/pics-de-prix-de-l-electricite-des-9-et-10-fevrier-2012/pics-de-prix-de-l-electricite-des-9-et-10-fevrier-2012.