Interview accordée par Vincent Réquillart, directeur de recherche INRA au journal Le Monde Economie
Dans ce laboratoire, pas de serres où l’on cultiverait des plantes tropicales. Pas de robots manipulant des éprouvettes. Pas de grands rayonnages de boîtes d’aliments qui s’entassent, ni de salles dans lesquelles le consommateur cobaye viendrait goûter la cuisine du futur, encore moins de microscopes. Au TSE-R (Toulouse School of Economics-Research), la douzaine de chercheurs issus de la fusion de l’université Toulouse-I-Capitole, du CNRS, l’INRA et l’EHESS, ne travaillent que devant un ordinateur. Dans l’ancienne manufacture de tabac, au cœur de Toulouse, chacun a son petit bureau avec vue sur le canal latéral de la Garonne. Parmi eux, Vincent Réquillart planche actuellement sur « l’effet des politiques nutritionnelles publiques, avec des modèles de simulations ex-ante, au préalable ».
A 59 ans, ce passionné de montagne énonce timidement son CV : un diplôme d’ingénieur agronome, un doctorat en agro-économie, un DEA en économie mathématique et économétrie. En 1990, il est chargé de recherche puis, en 1994, devient directeur de recherche à l’INRA. « C’est à cette époque que notre département Economie opère un virage décisif, de l’économie rurale vers l’économie moderne. »
Projections à court terme
A Toulouse, cette évolution va se concrétiser par un rapprochement des différentes spécialités. Rapprochement intellectuel d’abord avec la mise en commun de certains travaux entre les disciplines (agronomie, mathématiques, économie, économétrie, économie industrielle). Puis rapprochement physique en 2007 au sein de la Toulouse School of Economics, qui est précisément connue pour ses travaux sur l’économie industrielle. Jean Tirolle, fondateur et actuel président de la TSE, a été couronné du prix Nobel d’économie en 2014.
Renforcée par les membres de l’ancien Gremaq (Groupe de recherche en économie mathématique et quantitative), l’équipe « alimentation » s’intéresse aux déterminants des comportements alimentaires – notamment le rôle de l’offre et de la demande. Elle travaille également sur les liens avec la santé et sur la structuration économique des filières agroalimentaires, comme, par exemple, l’analyse des mécanismes de concurrence dans les filières ou la stratégie des firmes. « Nous faisons de la recherche appliquée, des statistiques appliquées aux problèmes économiques grâce à des modélisations empiriques », explique Vincent Réquillart. Le tout doit se concevoir, précise-t-il, dans le cadre de « l’intérêt général », et « en direction des politiques publiques ». Le résultat de ses recherches s’adresse aux ministères, parfois aux responsables européens.
L’exemple de la « taxe soda »
Croiser les disciplines, dialoguer avec d’autres chercheurs… autant dire le Graal pour de nombreux doctorants ou thésards souvent isolés. « La TSE est une sorte de boîte à outils dans laquelle nous pouvons travailler en toute liberté, souvent pour des projections à court terme – de trois à cinq ans – grâce à nos approches théoriques », indique Stéphane Caprice. Chercheur à l’INRA, docteur en économie, il étudie actuellement les pratiques des firmes (producteurs et distributeurs) lorsqu’il s’agit de choisir pour le client son produit, ou plutôt son panier. « Mes études portent sur les prix et le partage de la valeur, notamment dans la puissante grande distribution. Je me focalise sur le fait qu’il y a une grande interaction entre les catégories de produits et leurs coûts. »
Au-delà des études habituelles sur les notions de marges ou de ventes à perte, le jeune chercheur dissèque « ce concept économique de panier, que les supermarchés maîtrisent très bien, mais que le politique ignore parfois, se focalisant sur un produit ou une filière lorsqu’il s’agit de réglementer ou légiférer ».
Ses travaux, comme la plupart des études menées à la TSE-R, ont vocation à être publiés sous différentes formes : journaux spécialisés (The Economic Journal, International Journal of Industrial Organization…), rapports destinés aux ministères ou organismes divers, publications internes TSE ou INRA, grand public… « Nous ne faisons pas de la recherche-action comme certains labos. Nous décryptons des mécanismes, de définir les impacts de certaines mesures sur les différents agents concernés », insiste Vincent Réquillart.
Et de citer le récent exemple de la modification à l’Assemblée nationale de la « taxe soda », mesure de lutte contre l’obésité qui, depuis 2013, était appliquée à l’ensemble des boissons contenant une quantité – même minime – de sucres ajoutés. La version modulée de la taxe prendra en compte le taux de sucre, « véritable mesure de santé publique » pour le chercheur. Et, selon lui, grâce à des barèmes adaptés, les grands groupes devraient répercuter – mollement – une hausse de leurs tarifs.
En 2016, le labo avait mené une autre étude sur la pertinence de nouveaux logos nutritionnels. Nutri-score, appelé aussi « 5 C », reprend les principes d’un logo coloriel en classant les produits en cinq catégories (de A, « bon » à E, « A limiter »), à partir d’une adaptation du score FSA (Food Standard Agency). Le but était d’identifier la forme la plus pertinente en termes de compréhension, de perception et d’impacts potentiels sur les consommateurs et sur l’image des marques.
Vincent Réquillart, qui a par ailleurs travaillé plus de dix ans sur les enjeux du secteur laitier avec la Commission européenne, notamment pour réfléchir aux impacts de la fin des quotas, met en exergue ce « nouveau lien fort entre nourriture et santé ». « C’est une tendance de fond », affirme-t-il. Que ce soit sur l’alimentation, la santé, l’environnement, bientôt sur les questions de dérèglement climatique, et donc d’émissions de CO2, il observe : « Il y a soixante ans, après-guerre, la préoccupation était surtout de manger. Demain, du producteur au consommateur, on parlera qualité, innovations, comportements alimentaires. » Autant d’études et de rapports à élaborer, dans le nid bouillonnant de la recherche toulousaine.
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