Prenons le temps de réaliser et de réaffirmer que la guerre Russie-Ukraine est un drame scandaleux, anxiogène, insensé et inutile. La souffrance des Ukrainiens est profonde : le nombre de réfugiés ukrainiens ayant fui leur pays atteint aujourd’hui plus de 6,0 millions, comparativement aux 6,4 millions de réfugiés syriens et 6,4 millions de réfugiés afghans, ces deux derniers groupes étant, de manière non-négligeable, tributaires des « meilleures réponses colériques » aussi mal avisées que catastrophiques de la diplomatie américaine. Viennent ensuite les réfugiés soudanais (Soudan et Sud-Soudan) à 3,8 millions et les réfugiés du Myanmar à 1,3 millions. Le drame ukrainien, qui repose en partie sur une guerre civile entre Kiev et les régions russophones (Donbass et Crimée) n’a donc rien de marginal. Les Américains sont encore une fois aux premières loges.
Et si, au lieu des meilleures réponses militaires (couplées de sanctions économiques), on répondait par une réflexion du type « intelligence et courage », inspirée d’une vision hors-des-sentiers-battus de la théorie des jeux stratégiques, pour se sortir si possible de cette impasse que constitue, dans ce cas-ci en particulier, un mauvais équilibre de Nash?
Il est temps de définir un plan de paix. Parler de paix en temps de guerre devrait être le rôle des diplomates, spécialistes de nuances. Où sont nos diplomates?
La guerre ne pourra s’arrêter que lorsque des conditions réalistes et crédibles de sécurité de toutes les parties seront remplies. L’Ukraine veut pouvoir se développer socialement, politiquement et économiquement dans le respect de ses frontières et de ses choix, sans subir la présence continuelle, stressante et menaçante d’une épée de Damoclès. La Russie aussi.
Il faut avoir le courage de réaliser que nous sommes, Ukrainiens, Russes et Occidentaux, embourbés présentement dans un cercle vicieux, où chaque camp réagit aux actions et stratégies de l’autre. Un équilibre de réactions rationnelles, mais myopes, s’est développé dans une séquence infernale : la coalition USA-UE-OTAN refuse les demandes de la Russie d’éviter l’OTANisation des pays à ses frontières afin de réduire son sentiment d’insécurité1 ; la Russie se positionne alors aux portes de l’Ukraine, la vieille Rous ; la coalition USA-UE-OTAN durcit le ton et annonce le renforcement militaire de l’OTAN aux portes de la Russie; la Russie envahit l’Ukraine; la coalition USA-UE-OTAN impose des sanctions économiques et diplomatiques à la Russie, à ses dirigeants et leurs amis oligarques ; la Russie intensifie ses attaques contre l’Ukraine ; la coalition procède à l’envoi massif d’armes en Ukraine et entreprend une escalade des sanctions contre les institutions, athlètes, artistes et simples citoyens russes ; la Russie consolide ses liens avec la Chine ; et on recommence et recommence. Un va-et-vient de comportements stratégiques réactifs en apparence rationnels mais nous menant inexorablement à une descente infernale vers les bas-fonds, sur le dos des populations le plus vulnérables d’Ukraine, de Russie et d’Europe au premier plan2.
En occident, les politiciens, diplomates, journalistes, anciens ambassadeurs, anciens militaires, chroniqueurs tiennent un discours guerrier répétitif à sens unique. Pour s’en sortir, il faudra plus que la politique actuelle « plus d’armes à l’Ukraine ». Pourquoi pas plus d’intelligence et de courage de penser « hors des sentiers battus » ? Difficile certes, mais nécessaire. La recherche de l’équilibre alternatif gagnant-gagnant sur la base d’un projet de paix est plus subtile et intellectuellement et moralement plus exigeante que la poursuite de la guerre, mais cette recherche est essentielle au bien-être de toutes les populations dévastées ou meurtries par la guerre.
Je confesse que sortir d’un mauvais équilibre de Nash est une tâche extrêmement difficile. Beaucoup plus que de continuer la même politique avec la même logique et la même détermination en répétant les mêmes discours, pour se donner une soi-disant « position de négociation avantageuse ». On finit par se creuser un trou de m…, sur le dos du monde ordinaire, ukrainien et russe d’abord, mais aussi européen, américain et canadien.
Le mauvais équilibre actuel se stabilise de plus en plus avec l’envoi croissant d’armes lourdes en Ukraine et l’intensification des attaques russes. La Russie et l’Occident via l’Ukraine poursuivent le même objectif, plutôt illusoire, de mettre à genoux l’autre partie. Nous risquons aujourd’hui d’être empêtrés et enchainés dans ce mauvais équilibre pour un bon bout de temps, avec son lot quotidien de souffrances, de malheurs, de destructions et surtout de risques nucléaires, aussi terribles qu’évitables.
La guerre en Ukraine fait reculer la civilisation de plusieurs décennies et ce, sans raison. Le libre-échange civilisateur est sérieusement mis à mal de part et d’autre et ce, au détriment des citoyens du monde.
Il nous faut une coalition capable de proposer un traité de paix en trois volets :
- d’abord, la définition d’une zone tampon entre les militaires de Russie et ceux de l’OTAN (USA-UE), constituée des pays limitrophes de la Russie, à savoir la Suède, la Finlande, l’Estonie, La Lettonie, la Lituanie, la Biélorussie, l’Ukraine, la Géorgie et l’Azerbaïdjan ;
- ensuite, un engagement formel des parties (Russie et OTAN) de respecter les frontières et les choix sociaux, politiques et économiques des pays de la zone tampon ;
- enfin, un engagement tout aussi formel des parties d’intervenir militairement si l’une d’entre elles devait s’aventurer militairement dans un des territoires de la zone tampon. Un traité ou alliance de « type défensif », comme l’OTAN, basé sur une liberté responsable et un équilibre raisonnable avec garanties incitatives.
En échange d’une garantie de la Russie et des Occidentaux (USA-UE) de respecter les choix sociaux, politiques et économiques des pays de la zone tampon, ces pays, l’Ukraine en tête, s’engageraient à une neutralité internationale, hors de l’OTAN et d’une nouvelle URSS. Sous les auspices d’une Organisation mondiale du commerce revigorée, le traité garantirait le droit de ces pays de conclure des accords commerciaux avec l'Europe et la Russie et d'autres parties du globe, telles la Chine, l'Afrique et l'Amérique. Et pourquoi pas des accords d’échanges multipartites scientifiques, culturels, sportifs et autres.
Les dirigeants des États de la zone tampon pourraient alors concentrer leurs énergies au développement socio-politique et économique de leur pays respectif, en toute sécurité et en toute liberté. Rien ne les empêcherait par exemple d’être avec la Russie membres du Conseil de l'Europe et de d’autres organisations de concertation et de coopération internationales.
Ce traité permettrait à la Russie et à l’Ukraine de récolter d’énormes gains par rapport à la poursuite de la guerre. Pour la Russie, retour au sein du monde des pays occidentaux les plus développés (commerce et libre-échange profitables pour toutes les parties, mais surtout pour la Russie), sécurité de ses frontières face à l’OTAN et fin des sanctions. Pour l’Ukraine (comme pour les autres pays de la zone tampon), une garantie de souveraineté territoriale, politique et économique, reconnue par la Russie et les pays de l’OTAN. C’est comme si l’Ukraine obtenait les avantages de faire partie de l’OTAN sans en faire partie. Et la Russie gagnerait une Ukraine militairement neutre à ses frontières et dont elle pourrait vouloir reconquérir le cœur culturel.
Je pense sincèrement que le projet pourrait être vendu, encore une fois sur la base des énormes gains pour toutes les parties, à la Russie (Poutine) et aux autres pays de la zone tampon, y compris la Suède et la Finlande, qui seraient appelées à se retirer de l’OTAN. Le projet a le potentiel de régler les guerres locales à répétition et d’ouvrir les possibilités d’une paix durable.
Faudrait-il certains accommodements comme sur la Crimée russophone ? Peut-être. Laisser la Crimée à la Russie est peut-être un faible prix à payer pour l’Ukraine. Quant au Donbass, il pourrait bénéficier d’un statut spécial au sein de l’Ukraine (comme le Québec au sein du Canada). Encore une fois, c’est peut-être un faible prix à payer pour la Russie. L’Occident pourrait même développer des plans de coopération (plans Marshall) avec la Russie et l’Ukraine qui coûteraient certainement plusieurs dizaines de milliards de moins que la poursuite de la guerre.
Des volontaires pour porter ce message de paix? L’alternative, c’est un partage éventuel de l’Ukraine après plusieurs années voire décennies d’affrontements et de turbulences en deux territoires, l’un Russe et l’autre Ukrainien.
1 Voir à ce sujet F.X. Nérard et M.P. Rey, Atlas historique de la Russie – d’Ivan III à Vladimir Poutine, Autrement (Flammarion) 2023. On y lit : (page 13, guillemets dans le texte) « La profonde pénétration des troupes allemandes dans le territoire soviétique durant l’opération Barbarossa en 1941 pose de nouveau la question de la difficile défense du territoire russe. Ce ‘’sentiment d’insécurité russe’’ est bien diagnostiqué par George Keenan dans son ‘’long télégramme’’ de février 1946; pour lui, à l’insécurité géographique, s’ajoute la crainte du système occidental perçu comme une menace. La constitution du bloc socialiste s’expliquerait donc largement par cette vision du monde. Justifiée ou non, cette représentation persiste et a gagné en ampleur après la chute de l’URSS. Elle a été et est encore mobilisée par le Kremlin, en raison notamment des avancées successives de l’OTAN en direction des frontières russes en 1999 et 2004 et face aux projets d’intégration de la Géorgie et de l’Ukraine évoquée au sommet de Bucarest de 2008 »; (page 72, guillemets dans le texte) « Après la Seconde Guerre mondiale, l’URSS met en place un réseau d’États satellites. Le contrôle soviétique est, dans un premier temps, relativement souple. Dans les pays libérés par l’Armée rouge, apparaissent des gouvernements de ‘’front populaire,’’ que les partis communistes contrôlent plus ou moins selon les cas. À l’origine, les Soviétiques ont pour objectif de construire une zone d’influence, une sorte d’espace-tampon périphérique à leurs nouvelles frontières. Le sentiment soviétique ‘’d’insécurité’’ explique assez largement de dessein. La détérioration des relations Est-Ouest et l’entrée dans ce qui va devenir la Guerre froide provoquent un renforcement et un durcissement considérables de ce contrôle ».
2 Le conflit Israël-Palestine est un autre bel exemple de cette rationalité démentielle. La victoire écrasante d’Israël assure la renaissance à moyen terme de l’idéal terroriste au sein des jeunes, des adolescents et des enfants palestiniens.
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