La révolution de l'IA se fera-t-elle aux bénéfices de tous ou va-t-elle détruire massivement des emplois? La question reste ouverte selon Frédéric Cherbonnier, pour qui l'intelligence artificielle pourrait bien révolutionner nos sociétés et les aider dans leur quête d'innovation.
Nos sociétés seront-elles toujours capables d'innover et de bénéficier de révolutions technologiques? Cette question oppose depuis des années techno-pessimistes et techno-optimistes. L'avènement de l'intelligence artificielle (IA) semble modifier les termes du débat et donner raison à ces derniers.
Première source de pessimisme: le paradoxe posé par le développement de l'informatique. Une phrase rapportée du prix Nobel d'économie Robert Solow est devenue célèbre: "On voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité". Des spécialistes de la croissance économique tels que R.-J. Gordon considéraient alors que nous ne connaîtrions plus jamais de révolutions technologiques de l'ampleur de celles des siècles derniers.
En fait, il fallut attendre près de trente ans pour voir l'économie américaine engranger grâce aux ordinateurs des gains de productivité significatifs. Comme l'ont montré l'économiste Erik Brynjolfsson et ses collègues, l'une des explications à ce retard réside dans ce que les entreprises ne pouvaient réellement profiter de cette nouvelle technologique sans se réorganiser.
Il faudra également plus de trente ans pour observer un impact de la batterie électrique développée à la fin du XIXe siècle sur la croissance économique, et bien davantage pour voir les effets de l'invention à la fin du XVIIIe siècle de la machine à vapeur. Un temps considérable peut être nécessaire pour rendre les technologies exploitables ou pour s'y adapter.
A contrario, il aura fallu moins de cinq ans pour que la mise au point des modèles massifs de langage ("LLM") ne débouche sur des applications concrètes (notamment avec les agents conversationnels comme ChatGPT). Des cabinets de conseil comme Goldman Sachs prédisent déjà des gains de productivité considérables dans les dix prochaines années, tandis que le FMI a annoncé le mois dernier que cette technologie pourrait faire sortir l'Amérique latine de sa stagnation économique.
Seconde source de pessimisme: il devient de plus en plus difficile d'innover. La productivité des chercheurs chuterait de façon exponentielle, de 50 % tous les treize ans ! Cela est étayé par une analyse des gains de productivité générés par les entreprises américaines, et par des études de cas précises dans les domaines de l'électronique, de l'agriculture et de la médecine. Ainsi, le nombre d'études cliniques nécessaire pour parvenir à réduire d'un certain degré la mortalité liée au cancer du sein aurait été multiplié par 16 en moins de trente ans !
Là encore, l'IA pourrait changer la donne, comme tend à le montrer une expérimentation récente réalisée au sein d'un laboratoire des sciences des matériaux. Une IA est entraînée sur la structure et les caractéristiques des matériaux existants. Cet outil est ensuite confié à une partie des chercheurs, qui voient alors leur capacité à découvrir de nouvelles structures et déposer des brevets augmenter en moyenne de près de 40%! Mais l'impact est très inégal, les chercheurs les plus expérimentés voient leur productivité presque doubler tandis que les autres peinent à en tirer un bénéfice significatif.
Il y aurait donc lieu d'être optimiste: l'intelligence artificielle pourrait bien révolutionner nos sociétés et les aider dans leur quête d'innovation. Mais cela se fera-t-il aux bénéfices de tous ou va-t-elle au contraire détruire massivement des emplois et ne profiter qu'à une fraction de la population hautement qualifiée? Nul se saurait dire aujourd'hui de quel côté la balance va pencher, comme le souligne le récent prix Nobel d'économie Daron Acemoglu. La question est ouverte et la réponse dépendra fortement du cadre mis en place par les pouvoirs publics : réglementation du travail, fiscalité, système éducatif, formation professionnelle…
Article paru dans Les Echos le 20 novembre 2024
Illustration: Photo de Minh Pham sur Unsplash