Quand je décide d’utiliser ma voiture plutôt que les transports en commun, j’intègre dans ce choix le coût de l’essence consommée, mais pas les dommages environnementaux générés notamment par le CO2 émis lors de mon trajet. Chacun sur terre pouvant bénéficier gratuitement de cette impunité, les petits ruisseaux faisant les grands fleuves, le changement climatique menace aujourd’hui l’humanité. Il est socialement désirable que chacun fasse un effort, mais aucun n’y est incité. Malgré un pilonnage médiatique des consciences individuelles depuis la conférence de Rio de 1992, rien, ou presque, n’a été fait. Pire, on n’a jamais émis autant de CO2 dans l’atmosphère qu’aujourd’hui !
L’altruisme, ça ne marche pas ici. Cette irresponsabilité individuelle percole au niveau des Etats, qui ont participé depuis à une course de lenteur, la plupart d’entre eux jouant la carte du passager clandestin en bénéficiant des quelques efforts des autres sans en faire soi-même. On se rejoue la « tragédie des communs » conduisant au pillage de ressources limitées de la planète parce qu’elles n’ont pas de prix.
Dans un article co-écrit avec Jean Tirole et publié par Le Monde le 5 juin dernier, nous proposions d’appliquer le principe « pollueur-payeur » à ce problème. Bien que cette proposition n’ait rien de révolutionnaire, elle a suscité de nombreuses réactions dans ce journal et sur ce site. Notre proposition consiste pourtant simplement à faire payer le vrai prix des dommages environnementaux dont sont responsables les pollueurs. Comme une molécule de CO2 génère le même dommage quelle qu’en soit l’origine, il faut que le prix du carbone soit unique et universel, en organisant des transferts compensatoires.
Chacun est donc incité par ce prix à intégrer dans ses choix leur impact sur le bien-être de ses congénères, tout en lui laissant son libre arbitre. Ce principe garantit un impact climatique maximal pour un effort collectif donné. Comme l’illustre la récente encyclique du pape François Laudato si, une réaction traditionnelle à l’instauration d’un prix sur un bien qui n’en a pas concerne la marchandisation de la nature, en particulier « l’accroissement des bénéfices ». Mais, dans le cas qui nous concerne, ce prix du carbone sera en réalité un coût pour les entreprises et les consommateurs, qui les forceront – c’est bien l’objet – à de douloureuses adaptations. Ce principe met en oeuvre un mécanisme où un dommage infligé à son prochain l’est comme à soi-même. Loin de toute « théorie » ou « idéologie », ce prix n’est que l’expression de la valeur que la société accorde à son environnement. La simplicité de notre proposition s’oppose à l’incroyable complexité des alternatives prônant toutes sortes d’interventions d’autorité sur les normes comportementales, sociales et techniques, imposant subventions et taxes sectorielles souvent incohérentes, injustes et sans garantie d’efficacité.
L’avatar de cet interventionnisme opaque est la proposition de prix du carbone différencié par secteur. En plus que de violer le principe d’efficacité pollueur-payeur, l’opacité de ce système fait la joie des politiciens clientélistes et des lobbies les plus en vue. Ceux qui ont installé des panneaux solaires au début de cette décennie s’en frotteront les mains encore pendant longtemps, forçant les consommateurs à acheter leur électricité dix fois plus cher que l’électricité nucléaire (gestion des déchets comprise), sans commune mesure avec son bénéfice écologique.
La plupart des économistes acceptent l’idée qu’un prix unique du carbone est la meilleure solution, comme le montre le succès de la déclaration que nous avons récemment mise en ligne avec la Chaire d’Economie du Climat de Dauphine. La manière d’y parvenir reste encore sujet à débat de nature très technique, entre une taxe carbone ou un système de permis d’émission. Mais nous sommes aujourd’hui tellement loin d’une solution ambitieuse que ce débat d’experts est à ce stade du deuxième ordre, tout en bénéficiant de facto à tous les acteurs qui ne veulent surtout pas du principe pollueur-payeur.
Convenons que l’espoir de mettre en oeuvre une stratégie climatique ambitieuse au niveau mondial est quasi nulle, la tragédie des communs se déroulant sous nos yeux. Face à un processus fondé sur de vagues promesses surtout pas engageantes, comparables ou mesurables, il faut alerter l’opinion publique. Quand il s’agit de sacrifier des emplois, de la richesse ou des industries, l’intérêt national prime toujours sur celui de l’humanité. Les scandaleuses inégalités dans le monde, la faiblesse de l’aide au développement, l’échec annoncé du fond climatique vert, ou le drame grec à nos portes nous rappellent cruellement les fortes contraintes politiques de toute solidarité internationale. Beaucoup ont en conséquence accepté de baisser les bras avant Paris, espérant au mieux des initiatives régionales où le moins-disant sera le gagnant. Alors que notre maison commune brûle, il existe pourtant encore de l’espoir. Nous proposons de construire une large coalition de pays fondée sur le principe pollueur-payeur, en incitant les autres à la rejoindre par des taxes punitives aux frontières, ou en recalculant les dettes nationales sur la base de ce principe. Il faudrait bien entendu convaincre l’Organisation mondiale du commerce de jouer le jeu, comme le propose William Nordhaus, président de l’Association des économistes américains. Il serait naïf de croire que ce sera facile, mais il y va du destin de notre civilisation.