Le drame ukrainien, ou l’échec retentissant de la diplomatie
L’invasion russe en Ukraine est un drame angoissant et scandaleux. Mais le choeur quasi unanime de condamnations dirigées contre la Russie par nos chefs d’État, nos politiciens, nos diplomates, nos journalistes, nos politologues, nos anciens militaires de haut rang sonne faux. Il faut repenser le discours guerrier actuel pour le bien du peuple ukrainien et pour la promotion de la démocratie et de la civilisation.
Il nous faudrait tout d’abord un traité États-Unis–UE–Ukraine–Russie incitatif à deux volets. Un tel traité était pourtant à portée de main avant le début de la guerre. Si seulement nos diplomates avaient su et osé penser hors des sentiers battus.
Ensuite, nous devons soutenir l’union des démocrates et des démocraties, y compris les mouvements démocratiques dans les États totalitaires (comme la Russie et la Chine) et semi-totalitaires (comme la Turquie et bien d’autres).
Enfin, nous devons protéger le libre-échange en tant que force de civilisation contre la politique malavisée de l’autonomie et l’autosuffisance et la volonté tout aussi malavisée des gouvernements de gaspiller des milliards pour soutenir les nouveaux champions nationaux, un gouffre sans fond de copinage. À ce titre, le défi pour l’Allemagne et l’Occident est de chercher des stratégies non pas pour annuler les contrats avec la Russie, mais plutôt pour assurer le respect éclairé de ces contrats et accords en renforçant les règles et programmes de libre-échange. Moins de commerce signifie plus de guerres.
La crainte exprimée par la Russie d’être encerclée par l’OTAN, qu’elle soit réelle ou non, doit être prise en compte pour éviter les guerres. Il faut réfléchir aux conditions posées par la Russie […]. Le conflit en Ukraine, et dans d’autres États frontaliers, aurait pu être évité par un accord ou un traité à deux volets entre l’Occident (OTAN) et la Russie basé sur un engagement de part et d’autre de mettre en oeuvre ces conditions et d’intervenir militairement pour contrer toute intervention militaire de l’autre partie. Un tel traité favoriserait la création d’une « alliance défensive » Occident (OTAN)–Russie, chaque partie ayant un mandat d’intervention réactif dans un cadre de liberté responsable et d’équilibre opérationnel de menaces réciproques.
En échange de la garantie de pouvoir exprimer librement leurs choix démocratiques et économiques, l’Ukraine et les autres pays frontaliers de la Russie s’engageraient à la neutralité internationale, hors de l’OTAN et de l’UE. Sous les auspices d’une Organisation mondiale du commerce revigorée, le traité garantirait les accords commerciaux de ces pays avec l’Europe occidentale et d’autres parties du globe, notamment la Russie, la Chine, l’Afrique et l’Amérique.
Le président ukrainien et les dirigeants des États frontaliers pourraient concentrer leur énergie au développement démocratique et économique de leurs pays. Rien ne les empêcherait de rester membres avec la Russie du Conseil de l’Europe et autres organisations de concertation et de coopération.
À défaut d’avoir conçu, proposé et recherché un tel accord, les diplomaties et gouvernements de l’Occident et de la Russie sont désormais enlisés dans un cercle vicieux, un mauvais équilibre de Nash pour les économistes. Chaque camp réagit aux actions et aux stratégies de l’autre de manière rationnelle, mais myope et infernale. Le mauvais équilibre de Nash qui en résulte se décline en tactiques, actions et menaces de gangs de rue.
La séquence observée peut être résumée ainsi : la coalition États-Unis–UE rejette les demandes russes ; la Russie se positionne aux portes de l’Ukraine ; la coalition durcit le ton et annonce le renforcement militaire de l’OTAN aux portes de la Russie ; la Russie envahit l’Ukraine, intensifie et multiplie ses attaques ; la coalition impose des sanctions économiques et diplomatiques à la Russie, à ses dirigeants et à leurs amis oligarques ; la Russie intensifie ses bombardements en Ukraine ; les sanctions et agressions contre les institutions, athlètes, artistes, et simples citoyens russes sont renforcées par la coalition ; la Finlande et la Suède souhaitent rejoindre l’OTAN ; la Russie menace un recours au nucléaire ; etc. Les deux parties continuent d’agir et de réagir encore et encore dans une spirale infernale vers les bas-fonds.
L’état de guerre finit par prévaloir. Le libre-échange civilisateur est sérieusement compromis. Et l’équilibre alternatif gagnant-gagnant d’un accord ou d’un traité Russie–États-Unis–UE est mis de côté et oublié.
Nous sommes empêtrés et enfermés dans ce mauvais équilibre, témoins d’un spectacle quotidien aussi horrible qu’inutile, orchestré par les grands sur le dos de populations vulnérables d’Ukraine, de Russie, d’Occident et du reste du monde.
Le danger d’escalade est réel et anxiogène. Pendant ce temps, les cotes d’approbation des chefs d’État s’améliorent et les gouvernements, les entreprises et les syndicats se préparent à profiter de la disparition du commerce Occident-Russie, au détriment des citoyens du monde.
Quant aux quelque 40 millions d’Ukrainiens, incapables de fuir leur pays gravement meurtri, moralement diminué et économiquement ruiné, nous, Occidentaux, leur exprimerons notre profonde sympathie et leur offrirons une aide, définie comme d’habitude dans l’intérêt des entreprises du pays donateur. Quelle tristesse et quelle honte !
Artice paru dans Le Devoir le 3 octobre
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