Le partage des eaux

28 Avril 2020 Transition énergétique

Les conflits en matière d’utilisation de l’eau jalonnent l’histoire de l’humanité. Celui qui oppose aujourd’hui l’Éthiopie à l’Égypte et au Soudan pour le remplissage du « Grand Barrage de la Renaissance Ethiopienne » sur le Nil est l’occasion de rappeler les particularités économiques de la ressource en eau.

 

L'eau coule ... ou pas

En amont, 110 millions d’Ethiopiens avec un PIB par tête qui les place au 171ème rang mondial. En aval, 40 millions de Soudanais et 100 millions d’Egyptiens respectivement aux rangs 143 et 95. Entre les deux, 10 millions de tonnes de béton pour stocker 74 km3 d’eau capables de fournir une puissance électrique de 6450 MW.[1] Avec cette installation dont le coût est de l’ordre de 5 milliards de dollars US, l’Ethiopie compte rattraper son retard en matière d’énergie. Or la production d’hydroélectricité dépend de la hauteur de chute. Pour que l’Ethiopie puisse produire à plein rendement, il lui faut donc remplir le barrage au plus vite. Mais l’Egypte, qui dépend à 90% du Nil pour ses ressources en eau, fait valoir que les km3 stockés en amont vont lui faire cruellement défaut en aval.

L’originalité du problème posé ici est que le déficit en eau de l’Egypte ne devrait être que provisoire, le temps du remplissage du réservoir éthiopien. Ensuite, les divergences d’intérêt seront plus classiques : les parties devront s’entendre sur le rythme et le débit des lâchers d’eau.

Bien privé, bien public

Les ressources en eau stockées dans un barrage ont des usages multiples qui ne sont pas nécessairement antagonistes. Il y a un vrai conflit d’usage quand il s’agit d’alimenter des cités ou d’irriguer des cultures situées en des lieux différents. Ainsi, en Inde, quand l’eau du Cauvery est utilisée pour satisfaire les besoins des habitants de Bangalore (état du Karnataka), les riziculteurs de l’état du Tamil Nadu, en aval du fleuve, protestent qu’ils manquent d’eau. Ils en appellent au « Traité » signé sous la supervision de l’administration coloniale britannique en 1924 qui leur octroyait des volumes bien plus importants que ceux dévolus au Karnataka. Dans un cas comme celui-ci, le statut économique de l’eau est celui d’un « bien privé », c’est à dire un bien dont la consommation par un agent exclut que d’autres agents puissent le consommer. En termes d’efficience, les mètres cubes d’eau devraient être vendus, par exemple mis aux enchères, à ceux qui les valorisent le plus. Se posent alors deux problèmes. D’abord un problème d’équité : les candidats les plus pauvres vont être exclus, ce qui est inadmissible socialement quand il s’agit d’un bien tel que l’eau. Le second problème est celui de la mise en pratique de la règle d’allocation. Les agents situés en amont peuvent facilement contourner la règle fixée et prélever plus que ce à quoi ils ont droit. En Inde, la décision de la Cour suprême de faire ouvrir les réservoirs du Karnataka pour alimenter les riches fermiers de l’aval a provoqué en 2016 des émeutes parmi les 8,5m d’habitants de Bangalore, réprimées par l’intervention massive des forces de police (The Economist, 17 septembre 2016). Si la rédaction et l’application de règles de répartition de la ressource nécessite le recours à la force, la confrontation entre états indépendants, comme ceux qui veulent s’approprier l’eau du Nil, peut déboucher sur un conflit armé … à moins de trouver un organisme ou pays tiers se portant garant du respect d’un accord international.

Notons que le problème de choix exclusif ne se pose pas qu’en termes de rareté. Aux USA, le « Corps of Engineers » qui depuis deux siècles gère le réseau de barrages, réservoirs, canaux, digues et installations hydroélectriques des principaux cours d’eau est régulièrement attaqué par des riverains dont les terres et habitations sont inondées pour réduire la pression de l’eau dans des barrages trop pleins (The New York Times, May 31, 2019). Les conflits s’y règlent heureusement devant les tribunaux.

Considérons maintenant la situation dans laquelle l’eau en amont passe par des turbines pour produire de l’électricité. Dans cette production, l’eau ne perd que son énergie potentielle et reste disponible en aval pour l’irrigation des terres agricoles et l’alimentation des habitants de la vallée en eau potable. Cette complémentarité fait de l’eau un « bien public », c’est à dire que son usage par un agent n’exclut pas l’usage par les autres. Il n’y a pas de conflit entre l’hydro-électricien et les agriculteurs et la valeur du m3 d’eau est égale à la somme des valeurs que lui accordent tous les consommateurs concernés. Mais cette interprétation statique en termes de bien public s’exonère d’un problème essentiel : celui du calendrier des besoins en amont et en aval. Pour la plupart des usages, la valorisation de l’eau dépend de la date à laquelle elle est disponible et de l’état de la nature prévalant à cette date. Par exemple, sous nos latitudes l’eau a beaucoup plus de valeur pour l’agriculteur en été qu’en hiver alors que c’est l’inverse pour un hydro-électricien. De même, les dates et les états de la nature dans lesquels l’eau sert à maintenir l’étiage et la biodiversité, ceux où l’eau est nécessaire pour refroidir des centrales thermiques et ceux où les flux doivent être régulés pour éviter des crues ne coïncident pas toujours.

C’est justement là que le bât blesse pour le barrage de la Renaissance : il y a désaccord complet entre les trois pays sur sa vitesse de remplissage. L’Ethiopie souhaite disposer de la totalité de la puissance électrique le plus vite possible, ce qui veut dire remplir le réservoir en moins de six ans, alors que l’Egypte demande une durée beaucoup plus longue (au moins 12 ans), à cause de la baisse de débit du Nil à attendre pendant le remplissage. Coincé entre les deux, le Soudan attend de voir ce qui va sortir de la confrontation, mais peut se montrer plus conciliant avec le projet hydroélectrique grâce à des engagements de fourniture d’électricité pour compenser les inconvénients dus aux variations de débit du fleuve.

Les eaux troubles du barrage                           

La construction du barrage de la Renaissance a commencé en 2013 et devrait se terminer en 2022. Le projet a été lancé sans concertation avec les pays de l’aval, sans étude d’impact environnemental, et le chantier a été attribué à une entreprise italienne sans appel d’offre. Ces manquements aux exigences habituelles des grands chantiers expliquent pourquoi l’Ethiopie s’est vu refuser l’aide des financeurs internationaux tels que la Banque mondiale. En l’état, hors le financement des équipements électriques par des banques chinoises, le coût du barrage (15 % du PIB éthiopien) est supporté par un emprunt public de l’état éthiopien, ainsi que par des baisses de salaires et de traitement des fonctionnaires. Cette autosuffisance financière n’incite pas à l’altruisme envers les autres pays riverains du Nil.

Pour régler le problème du remplissage, les ingénieurs, indépendants ou au sein d’une commission inter-états (National Independent Scientific Research Group), ont élaboré des solutions de compromis qui semblent raisonnables, mais c’est sans compter avec les fiertés nationales et des conceptions inconciliables des frontières, purement géographiques pour l’Ethiopie ou définies en termes d’espace vital, donc incluant les ressources en eau de l’amont, pour l’Egypte. Début 2020, l’intervention de l’administration américaine a fait progresser les discussions, en particulier parce que l’Ethiopie a accepté que le remplissage du réservoir se fasse essentiellement pendant la saison des pluies, c’est à dire en juillet et août.

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Une fois le réservoir rempli et la production d’électricité en régime régulier, la dimension privée de l’eau (elle est dans le réservoir, elle n’est donc pas en Egypte) devrait s’estomper pour être supplantée par sa dimension publique (l’eau passe par les turbines, puis va irriguer les pays du nord). Il restera évidemment des sources de dissension, notamment si les précipitations ne sont pas au niveau attendu et que l’Ethiopie relâche moins d’eau pour reconstituer ses réserves. Mais la gestion de la ressource devrait être moins conflictuelle et le barrage participera au développement d’une région qui a suffisamment de problèmes pour ne pas y ajouter des risques de guerre.

 


[1] A titre de comparaison, le barrage d’Assouan mis en service par l’Egypte en 1973 stocke 169 km3 d’eau et sa puissance installée est de 2100 MW.