Notre climat est un bien commun au sens économique du terme. Il est déterminé par des interactions complexes dans lesquels on sait aujourd’hui que la concentration de CO2 et d’autres gaz à effet de serre (GES) joue un rôle déterminant et persistent. Notre civilisation fait donc face à un problème global et massif de « tragédie des communs » où l’exploitation égoïste de notre atmosphère commune conduirait à un désastre écologique et humain. Tous ensembles, les 7 milliards d’êtres humains et nos descendants, nous gagnerions collectivement à réduire massivement nos émissions, mais chacun pris individuellement a intérêt à ne rien faire. En effet, en l’absence de mécanisme régulateur, l’essentiel des bénéfices climatiques des efforts individuels de réduction des émissions de CO2 vont à la collectivité plutôt qu’à l’individu. Nous sommes donc confrontés au problème de « passager clandestin ». Ce qui est vrai au niveau de l’individu l’est aussi au niveau des entreprises et des Etats. Comme on le voit depuis la Conférence de Rio en 1992, chaque pays a intérêt à en faire le moins possible sur le climat. Les rares tentatives responsables, comme le système européen de permis d’émission négociables ou la contribution climat-énergie du gouvernement Fillon en France, se sont écrasées devant la realpolitik, la lutte contre le chômage et la pression des lobbies. Heureusement, quelques co-bénéfices locaux de toute politique climatique, comme la réduction des émissions de microparticules des centrales au charbon, incitent certains Etats à ne pas rester complètement inactifs sur le sujet.
Une tonne de CO2émise dans l’atmosphère va y rester en moyenne de longues décennies, voire plusieurs siècles. Durant toute cette période, elle va participer à l’augmentation de concentration de gaz à effet de serre, et donc aux dommages environnementaux qui y sont associés. Bien sûr, ces dommages sont de toutes natures, dont certaines sont plus faciles à mesurer et valoriser que d’autres. Mais les économistes spécialistes du climat pensent aujourd’hui que ces dommages sont équivalents en termes de bien-être intergénérationnel à une perte comprise entre 20 et 100 euros, selon le paramétrage utilisé, et compte tenu des grosses incertitudes existantes encore aujourd’hui sur l’intensité du problème climatique pour les générations futures. Les nombreuses commissions publiques qui se sont réunies sur ce sujet de chaque côté de l’Atlantique suggère un dommage de 40 euros par tonne de CO2. Aujourd’hui comme ce dommage n’est pas porté par l’agent économique qui émet ce carbone, il n’est pas incité à en tenir compte quand il décide de ses actions et de ses investissements. Les économistes proposent de résoudre ce problème en imposant un prix du carbone d’un même montant que le dommage que son émission génère, càd 40 euros, ni plus ni moins, de manière à ce que chaque individu soit incité à internaliser ce dommage qu’il impose à autrui. C’est le principe « pollueur-payeur ».
Comme le dommage généré par le CO2est indépendant de la manière dont il est produit et du lieu où il est émis, ce prix du carbone doit être unique et universel. Ce principe, s’il était mis en œuvre, garantirait que toute action permettant de réduire les émissions de CO2 sera mise en œuvre dès lors que son coût sera inférieur à 40 euros, puisque cela permettra à celui qui le réalisera d’économiser la différence entre le prix du CO2 et le coût de l’action. Réciproquement, aucun individu n’aura intérêt à réaliser une action de réduction d’émission dont le coût serait supérieur à ce prix du carbone. Avec un tel mécanisme de prix du carbone, chaque agent économique disposera d’une incitation économique qui alignera son intérêt particulier avec l’intérêt général, tout en lui laissant son libre arbitre.
Deux mécanismes peuvent permettre d’établir un tel prix du carbone dans l’économie. Le premier est la fixation par les Etats d’une taxe uniforme de 40 euros par tonne de CO2 auquel devra se soumettre tout citoyen émettant du gaz carbonique. La recette de cette taxe peut être utilisée de multiples façons : réduction d’autres taxes, comme celles pesant inefficacement sur le travail, réduction des inégalités, aide au développement, etc. La deuxième solution consiste à allouer gratuitement ou à mettre aux enchères (ou encore un mixe des deux) des permis d’émission de CO2 et d’obliger chaque agent à ne pas émettre plus de CO2 que de permis à sa disposition. Un marché de permis serait créer pour permettre aux agents économiques disposant de permis en excédant de les vendre à ceux qui sont en manque, avec un prix d’équilibre qui devrait s’approcher de 40 euros par tonne de CO2 si on veut atteindre l’optimum social. Un tel système existe en Europe pour les industries les plus émettrices, mais l’excès d’offre de permis orchestré par la Commission a fait s’effondrer le prix du carbone autour de 7 euros depuis 2013.
Force est de constater que peu de régions du monde ont mis en place un tel système efficace de tarification du carbone. Beaucoup de pays ont par contre mis en place des mécanismes d’incitation sectoriels qui ont largement montré leur inefficacité. Ainsi, les mécanismes de soutien à la filière photovoltaïque en France ont coûté aux contribuables et aux consommateurs jusqu’à 1200 euros par tonne de CO2 évité ! C’est un investissement irresponsable parce que son coût social est 30 fois supérieur à son bénéfice social, selon les meilleures estimations. On a détruit des milliards de valeur collective, alors que des politiques d’incitations individuelles, notamment dans l’isolation thermique, certes moins voyante et politiquement moins profitable, auraient pu réduire nos émissions de façon beaucoup plus conséquentes pour un coût bien moindre. Cette bulle photovoltaïque, et son éclatement ultérieur, ont ruiné la filière française et mis sur le carreau des milliers d’entrepreneurs qui y avaient cru, tout en enrichissant pour quelques temps des producteurs chinois.
La plupart des actions permettant de réduire les émissions de GES sont des investissements de long terme : construction de centrales nucléaires, solaires ou éoliennes, isolation des bâtiments, infrastructures,…. Pour que des agents économiques indépendants y investissent en tenant compte des bénéfices environnementaux, il est indispensable que le prix du carbone et son évolution (croissante) dans le temps disposent d’une certaine forme de garantie, sur des périodes de plusieurs décennies. C’est particulièrement crucial pour inciter les innovateurs à investir dans la R&D, recherche indispensable pour faire progresser les technologies vertes, pour la plupart encore immatures aujourd’hui. La question centrale est de savoir si les entreprises sont suffisamment incitées à investir dans cette R&D verte. Traditionnellement, ces incitations sont fondées sur les profits futurs que les brevets associés généreront. Hors, tant que les Etats n’ont pas imposé un prix du carbone élevé, ces futures technologies vertes seront concurrencées par des énergies fossiles dont il est utile de rappeler que les réserves sont abondantes et les coûts d’extraction sont faibles.
Tout cela reste encore aujourd’hui une utopie. Les COP successives depuis Rio ont été des échecs, ou ont accouché de souris. La plupart des êtres humains sur terre sont encore confrontés à un prix du carbone nul, voire négatif dans les pays qui subventionnent la consommation des énergies fossiles. Avec son processus « pledge and review » mis en place après l’échec de Copenhague en 2009, la COP21 de Paris ne devrait pas faire exception, illustrant l’incroyable course de lenteur entre les pays conduisant à la tragédie des communs invoquée plus haut. A Paris, les pays vont annoncer des stratégies climatiques nationales ambitieuses, mais invérifiables, incontrôlables, non-comparables, sans capacité pour punir les passagers clandestins. Il faut être réaliste : en l’absence d’un vrai mécanisme de « bâton et de carotte » (comme l’instauration de taxes punitives à l’importation des produits en provenance des pays qui ne rentrent pas dans l’accord climatique international), les émetteurs de tout poil ont encore de beaux jours devant eux, en bénéficiant d’un prix du carbone faible ou nul. Les investisseurs irresponsables dans l’industrie charbonnière, les habitations mal-isolées, ou l’exploitation de la déforestation par exemple continueront à oublier dans leur calcul économique les dommages environnementaux qu’ils génèrent.
Dans ce contexte d’échec attendu des négociations internationales, que peut-on espérer des entreprises ? Les entreprises sont elles-mêmes confrontées à leurs propres contraintes. Une entreprise en concurrence n’a que peu de marge de manœuvre. Si une action positive en faveur du climat augmente ses coûts, sa mise en œuvre réduit sa compétitivité et menace sa survie. Par exemple, on ne peut pas demander à une entreprise électrique de remplacer le charbon par le gaz si ce dernier est plus cher et si ses concurrents utilisent le charbon. Même un consortium volontariste d’entreprises du secteur ne peut pas fonctionner, car il pourrait être jugé anti-concurrentiel. Et c’est vrai que toutes les actions vertes ne sont pas nécessairement responsables, car les coûts sociaux peuvent l’emporter sur les bénéfices environnementaux. Si on décide de rester dans un monde capitaliste, il faut rester cohérent.
Il y a des lueurs d’espoirs néanmoins, grâce par exemple à l’activisme des consommateurs ou les fonds d’investissement responsable, mais la bataille est loin d’être gagnée. Mais tant que les acteurs économiques ne seront pas confrontés à un prix du carbone au niveau des enjeux, la lutte ne peut être gagnée.
Je vois beaucoup d’entreprises prêtes à s’investir sur ces enjeux planétaires. Mais les opérations réellement transformantes de la société, celles qui conduisent à réduire massivement l’utilisation des énergies fossiles, elles demandent bien plus que de la bonne volonté. Il faut un cadre universel pour inciter et coordonner. En bref, il faut un système international de taxe ou de permis d’émission. Comme ce n’est pas pour demain, en attendant, le volontarisme des épargnants, des consommateurs et des entrepreneurs visionnaires est le bienvenu.
Le danger de cet activisme est de faire trop de zèle vert. Aujourd’hui encore, la plupart des énergies renouvelables restent trop chères à mettre en œuvre même quand on tient compte d’un coût de la tonne de CO2 à 40 euros. On ne peut donc pas condamner les entreprises qui exploitent les énergies fossiles. Pour les Etats, les ONG et toutes les autres institutions dans le monde qui veulent « faire le bien écologique » -- je pense en particulier aux fonds de gestion d’épargne « ISR », il faut mesurer chaque investissement à l’aulne de l’ensemble des coûts et des bénéfices qu’il génère : performance financière et extra-financière (environnementale et sociale). Pour déterminer si un investissement est « responsable », il faut que son bénéfice social l’emporte sur son coût social. Evidemment, pour calculer ce bénéfice et ce coût, il faut pouvoir monétiser ces performances extra-financières. Pour les émissions de CO2, nous avons déjà la réponse : En l’absence d’un système de prix carbone, chaque tonne de CO2 émise par un investissement doit réduire son bénéfice social net de 40 euros. Ainsi, si on imagine une communauté d’épargnants altruistes mandatant un fonds ISR à « faire le bien » avec leur épargne, ce fond devrait allouer le portefeuille du fonds en établissant le meilleur compromis entre rendement espéré et risque du rendement social corrigé par ce coût des émissions. Cet activisme des épargnants se substituerait alors aux Etats défaillants dans le domaine climatique, imposant le prix carbone à travers un coût du capital plus élevé pour les entreprises qui émettent plus de CO2.
Pour résumer, la lutte contre le changement climatique constitue un challenge unique dans l’histoire de l’humanité. Nous avons collectivement un très grand intérêt à réduire massivement nos émissions, mais nous avons chacun individuellement intérêt à ne rien faire. Pour résoudre cette tragédie des communs, il faut imposer un prix universel du carbone. Dans la perspective des échecs des négociations internationales successives sur le climat, les investissements dans l’énergie, l’isolation thermique, les infrastructures de transport, la R&D verte vont rester encore longtemps irresponsables. Dans ce contexte, les épargnants responsables devraient se tourner vers les fonds ISR qui proposent d’optimiser leur portefeuille d’actifs en imputant un prix du carbone de 40 euros/tCO2 pour calculer les performances effectives de ces actifs.
Le lecteur intéressé pourra se référer aux multiples références bibliographiques contenues dans l’article que j’ai co-écrit avec Jean Tirole en juin 2015.
Bibliographie
Gollier, C., and J. Tirole, (2015), Negotiating effective institutions against climate change, Economics of Energy and Environmental Policy, forthcoming.