Interview accordée au magazine L'Echo le 13 septembre 2020.
On s'y prend mal dans la lutte contre les dérèglements climatiques ?
On a un accord assez unanime sur le fait qu'on a un énorme problème avec le climat, mais il n’y a aucun consensus sur la manière de s'y prendre. On est dans une politique de Gribouille, sans vue d'ensemble, et cela génère une grande frustration et une forte tension dans la société. Je participe depuis des mois à des tables rondes avec des industriels, des leaders d'opinion, des philosophes, des astrophysiciens, bref des tas de gens qui font tous le même constat: on va dans le mur. Par contre, quand il s'agit de débattre sur 'que faire', c'est soit les grands idéaux (on va construire un homme nouveau, altruiste et qui va naturellement mieux tenir compte des conséquences environnementales de ses comportements) ou bien des orateurs vous disent qu'il faut faire de la permaculture et autres micropolitiques du genre, ce qui n’est pas faux mais ne résout pas le problème. La conscience du besoin de changement est là mais, concrètement, on ne sait pas ce qu'il faut faire. Du coup, on en vient à offrir une autoroute aux ‘décroissantistes’. Ils nous disent qu'il faut diviser par deux nos consommations mais comment va-t-on y arriver sans imposer une dictature liberticide?
Le plus incroyable dans cette affaire, c'est qu'alors que les économistes académiques ont l'habitude de n'être d'accord sur rien, sur ce point il y a un consensus à 95%. Ils disent tous: on ne s'en sortira pas sans une tarification du carbone.
Pourquoi ne parvient-on pas à s'entendre sur ce qu'il faut faire ?
Pour arriver à réduire massivement nos émissions de CO2, il faudra pousser en même temps sur toute une série de boutons. Il faudra que tout le monde, à tous les niveaux, partout, fasse une série de choses, individuellement minuscules mais d'un impact massif une fois additionnées les uns aux autres. Oui, il faut changer radicalement l'agriculture, transformer radicalement nos processus de production, rapprocher la production des consommateurs dans des boucles plus locales, etc., etc. C'est une myriade de transformations qu'il faudra mener et la seule manière de coordonner le tout, c'est d'avoir un prix du carbone. Cela permettra d’objectiver les choses: telle action qui coûte 200 euros la tonne de CO2 évitée, il ne faut pas la mener, par contre telle autre action ne coûte que 30 euros la tonne de CO2 évitée.
Mais on ne le fait pas. Il n'y a pas de plan d'ensemble, il n'y a pas de responsabilisation des agents économiques, il n'y a pas de système incitatif global et il n'y a pas d'histoire. Nos responsables politiques n'ont pas de récit nous expliquant comment y arriver. Au contraire, beaucoup de politiques racontent des histoires qui n'ont aucun sens. Tous les partis nous disent: le changement climatique, c'est une chance pour l'humanité, on va créer des millions d'emplois, on va réduire votre facture d'électricité, on va en même temps verdir l'environnement et on va même répondre pour vous à vos responsabilités envers les générations futures. Génial! La réalité est tout autre. Aucun parti européen n'a vendu le fait qu'il va falloir toucher au pouvoir d'achat pour faire la bascule. Oui, il y a des biens qui vont coûter plus cher, c'est comme ça. . Soyons honnêtes: la transition énergétique nous coûtera à tous de l’argent!
Si le politique dit cela, il perd les élections suivantes, non ?
Les politiciens sont coincés, oui. Dès lors que l'opinion politique est acquise à l'idée de l'utopie verte (non seulement ça ne va rien coûter mais en plus cela va rapporter gros), comment faire passer le message qu'il va falloir réduire notre vitesse sur l'autoroute à 110 km/h, payer plus cher notre électricité, remplacer notre chaudière au mazout, etc. C'est ce que dit le pape François dans son encyclique Laudato si'. Constatant que la démocratie est la dictature du court terme, il dit aux politiciens: si vous faites des efforts pour le changement climatique, vous n'allez pas être réélu mais Dieu vous reconnaîtra. Bon, ce message est peut-être vrai, mais il est un peu compliqué à entendre pour les politiques... Vendre à l'opinion publique des sacrifices, pour répondre à nos responsabilités envers les générations futures, c'est compliqué.
La taxe carbone illustre cela parfaitement. Encore récemment en France, la stratégie était de subventionner à travers un prix d'électricité photovoltaïque dix fois supérieur au coût du nucléaire. Evidemment, cela se retrouve dans la facture des consommateurs mais cela ne se voit pas trop, une petite ligne en plus sur la facture, ça passe. Par contre, augmenter la taxe carbone et faire payer 10 centimes de plus le litre d'essence sans plomb, ça se voit tout de suite et ça donne les gilets jaunes.
C'est le paradoxe. La frustration monte dans l'opinion publique, en particulier dans la jeunesse, parce qu’on n’agit pas pour le climat et, en même temps, la majorité de la population refuse de contribuer à un effort collectif pour enclencher la transition énergétique.
Comment voyez-vous la situation en France aujourd’hui sur le prix du carbone ?
Depuis que mon livre a été publié, en mai 2019, des choses ont changé et je suis moins pessimiste qu’au moment de sa rédaction. Il y a un réveil de l'Europe sur le sujet, il y a une volonté politique de faire remonter le prix du carbone. Cet été, on a d’ailleurs atteint les 30 euros la tonne de CO2 sur le marché européen des quotas. On est encore très loin de ce qu'il faudrait mais ça évolue. Il y a une compréhension en Europe qu'on ne s'en sortira pas simplement en mettant des centaines de milliards d'euros sur la table. Il faudra aussi mobiliser les secteurs privés, les consommateurs, pour réduire les émissions de CO2.
En France, le gouvernement vient d'annoncer 30 milliards d’euros pour la transition écologique. Ce n'est pas 30 milliards qui vont changer la donne, alors que les consommateurs continuent à acheter des SUV et que les entreprises continuent à investir dans le pétrole et le charbon. Oui, il faut que les Etats investissent massivement de l'argent public dans des infrastructures écologiques (des transports en commun, des bornes électriques, etc.) pour qu'il y ait des solutions alternatives à la voiture et à l'avion, mais il faut aussi un prix du carbone. A quoi sert-il par exemple d’investir dans la voiture électrique ou à hydrogène si on continue à subventionner la voiture à essence, en particulier en Belgique où les utilisateurs de voitures de fonction ne paient pas leur carburant même pour partir en vacances!
Faut-il supprimer les subventions qui faussent les prix de l'électricité verte?
La responsabilisation passe par le principe pollueur-payeur. Ce n'est pas punitif, mais incitatif: faire en sorte que chacun, entreprise et consommateur, internalise les conséquences de sa pollution. Pour réaligner les intérêts privés avec l'intérêt général, il faudrait faire payer un prix du carbone qui soit égal au dommage causé, de sorte que le pollueur soit la victime de sa propre pollution. C'est ce que dit la théorie économique depuis un siècle, depuis Arthur Pigou.
Le problème, c'est qu'aujourd'hui, pour appliquer ce principe pollueur-payeur, il faudrait selon mes calculs un prix du carbone autour de 70 à 80 euros la tonne de CO2, croissant de 4% par an d’ici 2050. L'acceptabilité d'un tel prix est relativement limitée.
Il faudra donc encore un certain nombre d'années pour que le signal-prix corresponde vraiment à l'enjeu climatique. Tant qu'il n'est pas au bon niveau, il faut compléter la tarification du carbone avec d'autres mesures bien ciblées. Il faut aussi un contrôle du coût, pour donner la priorité aux subventions publiques qui ont un coût raisonnable par tonne de CO2 évitée. Le problème, c'est qu'on ne fait pas du tout cela. On est dans une politique de Gribouille néfaste et très attentatoire au pouvoir d'achat. En France par exemple, on soutient le développement de l'éolien et du photovoltaïque avec un prix garanti sur 20 ans. Le coût annuel payé par les citoyens français pour les installations existantes est de 10 milliards d'euros par an, alors que l'éolien et le photovoltaïque ne représentent que 8% de la production d'électricité. Ce n'est pas rationnel.
Et le nucléaire, dans tout ça ?
Je n'investirais pas aujourd'hui dans le nucléaire, par contre je laisserais vivre plus longtemps les centrales nucléaires existantes. À court terme, le nucléaire en Europe me semble indispensable, tant qu'on n'a pas trouvé une solution au stockage de l'électricité. Tant que ce verrou technologique n'a pas sauté, on ne peut pas imaginer un système uniquement basé sur l'éolien et le photovoltaïque. Or, la seule autre solution décarbonée aujourd'hui, c'est le nucléaire. Le nucléaire nous achète du temps pour développer du renouvelable.
La crise du Covid-19 va-t-elle selon vous changer le rapport du politique au climat? Les priorités s'accumulent: l'économique, le sanitaire,...
Le coronavirus est une bonne chose du point de vue du climat. Pas parce qu'on a temporairement réduit nos émissions de CO2 du fait du confinement, mais parce qu'il y a une prise de conscience de l'interdépendance de nos destins individuels. Le Covid a montré que, quand certains ne se comportent pas bien, d'autres tombent malades. C'est vrai aussi pour le climat: si certains émettent beaucoup de CO2, d'autres meurent. Pour le Covid comme pour le climat, nous dépendons les uns des autres et le laisser-faire n’est pas une solution.
Sauf qu'avec le Covid-19, on voit en direct l'impact des mesures...
C'est la grande différence. Avec le Covid-19, l'Etat a pris ses responsabilités en prenant des décisions fortes, privant les citoyens de liberté pendant des mois, et cela a été accepté parce qu'on a vu directement l'impact des sacrifices: la courbe des décès a diminué. Avec le climat, c'est la tragédie des horizons: vous faites un sacrifice aujourd'hui mais c’est dans un siècle qu'on en tirera principalement les bénéfices. D'où le problème d'acceptabilité des sacrifices demandés pour résoudre le défi climatique.
Ceci dit, des phénomènes probablement irréversibles se sont produits. Depuis la mi-mars, on a tous découvert l'utilité des réunions à distance, dont le bénéfice écologique est réel. La technologie existait depuis longtemps mais on ne l'utilisait pas. De nouveaux équilibres se mettent en place.
Les 750 milliards d’euros annoncés par l'Europe, dont une partie ira au climat, c'est une bonne réponse ?
Je demande à voir. Le green deal n'est pas encore très explicite, il a été mis sous le boisseau par le coronavirus. Belle illustration de ce que les urgences immédiates mettent les urgences de long terme de côté. On peut combiner l'urgence climatique avec celle des plans de relance. Par exemple, faut-il de l'argent public pour sauver Brussels Airlines? Faut-il de l'argent public pour sauver un secteur qui émet énormément de CO2? La réponse, c'est une combinaison de court terme et de long terme. Il faut de l'argent public pour sauver l'emploi à court terme et il faut en même temps construire une crédibilité politique avec l'engagement d'un prix du carbone élevé dans cinq ou dix ans, par exemple 100 euros en 2030, pour empêcher le secteur privé de réinvestir dans des activités économiques très carbonées.
Miser sur les progrès technologiques, c’est un pari dangereux, dites-vous, car on ne sait pas ce qu’ils seront…
Certains économistes, ingénieurs et futurologues disent qu'en 2050, on pourra produire un kWh totalement décarboné à un coût inférieur à celui d’aujourd'hui. D'autres experts, comme ceux du rapport Quinet 2 en France, recommandent un prix du carbone à 775 euros la tonne de CO2 en 2050 pour y arriver... Entre ces deux visions radicalement différentes, qu’est-ce qu’on fait?
Dans ce cas, comment modéliser ces progrès ?
L'incertitude est profonde, même à cinq ou dix ans. Il est possible que l’Europe revoie ses engagements de réduction des émissions en 2030 de -40% à -50% voire -55%. C'est beaucoup mais personne ne peut dire aujourd'hui comment y arriver. C'est un argument majeur pour reporter les décisions d'investissement. La plus grande résistance à l'investissement des entreprises, c'est l'incertitude. C’est pour cela que la transition est lente. Et c'est pour cela que je propose que l'Europe s'engage sur un prix minimum du carbone, pour que les investisseurs puissent regarder l'avenir avec moins d'incertitude. Cela permettrait d'accélérer la transition.
On peut ajouter à l'équation le green paradox. Les pays producteurs de pétrole en ont sous la pédale. L'Arabie saoudite vend son baril à 40 dollars mais le produit à un dollar. Si des technologies vertes mettent en danger son pétrole, elle rabattra son prix pour y résister. Il faudra donc des progrès technologiques massifs dans le renouvelable pour être capable d'aller épuiser la concurrence pétrolière...
Vous proposez une coalition climatique de pays ambitieux et en parallèle des taxes douanières aux frontières de cette coalition. N'est-ce pas dangereux dans un monde déjà tellement protectionniste ?
Il y a dans le monde des Etats qui se fichent du changement climatique et, pour certains, on peut le comprendre, considérons la grande pauvreté en Afrique par exemple. Mais si une zone comme l'Europe décide de s'engager de façon ambitieuse sur le climat, alors qu'il n'y a pas de prix du carbone ailleurs dans le monde, cela tuerait l'industrie européenne. Cela ne provoquerait que des fuites de carbone: l'Europe ferait d'immenses efforts sans aucun bénéfice climatique pour la planète puisqu'on aurait transféré les émissions de CO2 ailleurs, dans un dumping environnemental.
Ce problème explique en partie la course de lenteur des négociations internationales, et cette logique de passager clandestin qui prévaut: chacun attend de profiter de l'effort des autres avant de s'y mettre éventuellement lui-même. La seule solution que les économistes aient trouvée est cette taxe aux frontières, qui permet d'imposer un prix du carbone à tout importateur. Cela peut créer une nouvelle guerre commerciale avec la Chine, c’est vrai, mais notez que l'OMC autorise des taxes basées sur le principe de préservation de l'environnement. Si les Américains d'après Trump et les Européens se mettent d'accord sur un prix du carbone et sur une taxe aux frontières, ce serait vertueux au niveau mondial puisque tout bien consommé aux Etats-Unis ou en Europe, indépendamment de son lieu de production, serait confronté au même prix du carbone.
Bref, c'est une histoire de prix !
Pourquoi les voitures européennes sont-elles deux fois plus légères que les voitures américaines? Parce que l'essence à la pompe est deux fois plus chère en Europe qu'aux Etats-Unis. Autrement dit, les Européens ont appris à vivre avec de l'essence chère et font attention aux voitures qu'ils achètent. Peu de gens en ont conscience, mais oui, nos comportements, nos modes de vie sont fondamentalement déterminés par les prix.